Né le 21 août 1869 sous l'impulsion de trois notables orangeois et sous le nom de "Fêtes romaines", le plus fameux festival lyrique de France prend le nom de "Chorégies" au début du XXe siècle, pour devenir en 1971 "les Nouvelles Chorégies" et se consacrer entièrement au lyrique et à la musique classique. Retour sur ce festival exigeant et contraignant avec son directeur depuis trente ans : Raymond Duffaut.
Quels souvenirs gardez-vous de la
période où vous n’étiez encore qu’un simple spectateur des Chorégies ?
Une superbe Carmen
de Raymond Rouleau, en 1961, avec une distribution française merveilleuse :
Jane Rhodes aussi grande interprète de ce rôle que Béatrice Uria Monzon,
aujourd’hui, et Gabriel Bacquier dans le rôle d’Escamillo.
Du côté de ce
qu’il ne fallait pas faire, l’exemple qui me reste est celui d’une mise en
scène de l’Opéra Comique pour Lakmé, mise en scène plaquée, telle quelle,
devant le Mur : ça ne marchait pas du tout !
Je suis allé
à l’Opéra dés l’âge de sept ou huit ans. Je suivais deux voies
parallèles : je me destinais à être expert-comptable pour obéir à mon père
( c’est ce que l’on faisait à cette époque) et j’étais critique au Provençal
durant mon temps libre. Cela a duré une quinzaine d’années puisque j’ai
commencé à dix-neuf ans. Cette première expérience m’a beaucoup aidé dans ma
vie professionnelle : je sais respecter la liberté de la presse, la
liberté de la critique. Je déplore
simplement qu’un critique qui n’a pas apprécié une œuvre – libre à lui – oublie
de dire quand le public, lui, a aimé : ce fût le cas pour Catherine Naglestad dans Tosca en 2010, peu appréciée par la critique
mais ovationnée par le public.
J’ai aussi été président des amis du Théâtre à
Avignon. Cela m’a donné une autre façon de regarder les choses : savoir
être du côté du spectateur, avoir une bonne lucidité, que je pense avoir
conservé aujourd’hui. Je dois suivre de près toutes les répétitions, et
j’essaye cependant de garder cet œil extérieur, celui du spectateur.
Vous avez donc acquis deux regards
différents ?
Je dirais même
trois regards différentes qui m’ont conduit à assumer une triple
responsabilité : artistique, administrative et financière.
Dialogue, désaccords ou disputes, tout se
passe donc à l’intérieur de votre seule tête ?
Tout à fait,
c’est avec moi-même que je dialogue ou que je me dispute.
Responsable
du budget de production et en même temps responsable artistique, je sais que je
dois amender le budget, demander des économies, sans pour autant, altérer le
projet artistique. Parfois, il vaut mieux suggérer de repartir sur d’autres
bases plutôt que de dénaturer à force, d’enlever, enlever… De cette double
responsabilité naît, sans doute, une cohérence.
Et
vos deux meilleurs souvenirs de directeur des Chorégies ?
Elektra en 1991
avec Gwyneth Jones et Léonie Rysaneck, deux chanteuses et deux actrices
exceptionnelles, puis Don Carlo avec Montserrat Caballé dans la mise en scène de Jean-Claude Auvray en
1984 avec les peintures de Jean-Claude Chambas et ses éclats de rouge sur le
Mur du Théâtre antique.
Dans les souvenirs
vraiment forts, il y a aussi la réaction de Barbara Hendrix, qui m’a appelé
tout de suite après les inondations de Vaison la Romaine, pour
proposer de faire quelque chose : en quatre jours on a monté un
concert ! Cinq mille personnes sont venues et la totalité des recettes a
été donnée aux sinistrés.
Il y a aussi eu Georges Prêtre en 1999, le voir malaxer
cette musique, c’était incroyable !
C’est un de mes plus beaux souvenirs : un homme qui ne bat pas la
musique mais qui « donne des intentions ».
Quels sont les
artistes pour qui les Chorégies ont vraiment compté ?
Evidemment, Roberto
Alagna, le fidèle : de 1993 pour sa première Traviata jusqu’en 2009
pour Cavalliera Rusticana et Pagliacci,
il a chanté tous les ans. Courte interruption en ce moment puisqu’on le
trouvera dés 2012 dans Turandot et pour sa prise de rôle dans Samson et
Dalila de St Saëns en 2014.
Vittorio Grigolo a aussi vu sa carrière démarrer vraiment
à Orange avec Le Requiem de Verdi en 2008, suivi de La Traviata en 2009.
On le retrouve cette année dans Rigoletto où il interprétera le duc de Mantoue et l’année prochaine, il
sera Rodolfo dans la Bohème de Puccini.
Le public des
Chorégies, vous a t-il offert de beaux moments ?
Je n’ai jamais vu
le public d’Orange se tromper sur la réalité d’un spectacle. C’est du
spectacle vivant et le public n’a pas besoin d’être savant pour
ressentir! Même à la Répétition Générale où le public n’est pas forcément
connaisseur, la réaction de fin de spectacle ne diffère pas sensiblement de
celle de la première. La magie du lieu
existe, la proximité exceptionnelle avec les artistes est une réalité malgré le
nombre. Il y a ce « mur de
public » face à la scène et ce qui se passe nous échappe, nous le savons
bien. Au moment où le chef arrive, moment toujours d’une rare intensité, le
spectacle ne nous appartient plus… La réaction du public a quelque chose
d’instinctif.
Quels ont été les
moments vraiment difficiles ?
Sans nul doute, Hérodiade
en 1987. Elena Obraztsova a annulé la première puis José Carreras, huit jours
avant la représentation, suivi dans la foulée par Montserrat Caballé. Il a
fallu remplacer les trois rôles : Françoise Garnier, Viorica Cortez et
Alain Fondary ont repris les rôles au pied levé et le public, prêt pour une
bronca, leur a, cependant, fait un vrai succès.
On revient toujours à la réalité du public d’Orange :
Il est généreux ! Dans Aida, quand un ténor a perdu sa voix en cours de
représentation alors qu’il était très bon au début, il n’a pas été sifflé lors
du salut, alors que toute l’équipe des Chorégies, incapable de changer
quoique ce soit dans ce déroulement final, craignait le pire.
Dans les
catastrophes de mise en scène, il y a eu Macbeth en 1986. Une forte
« tendance à l’improvisation » a mené le metteur en scène, qui avait « une
idée à la minute », à s’affranchir des contraintes du calendrier et Dieu
sait qu’elles sont serrées aux Chorégies et qu’on doit arriver tout à fait prêt
avant même de poser un pied devant le Mur. Les frémissements du public à la
Générale auguraient mal de la suite et le spectacle a été hué par le public.
C’est à ce moment-là, aussi, que l’on a pris conscience de l’état de
délabrement du Mur, car lors de la descente en rappel des légionnaires, il y eut un nuage de poussière
et des chutes de pierres.
La météo, source de
bien d’angoisses, ne nous a jamais contraint à l’annulation d’un spectacle,
seulement à des reports. Nous sommes, pour tout savoir, minute par minute, en
lien avec la base aérienne d’Orange qui nous fournit une météo extrêmement
précise.
Comment peut-on
situer les Chorégies parmi les grands festivals du monde ?
Les grands
festivals sont toujours européens, malgré les tentatives de pays émergents avec le festival de Balbek,
celui d’Abou Dhabi…. Mais les Nuits
Blanches de Saint- Pétersbourg, Glyndenborne, Bayreuth… n’ont pas
d’équivalents, à part, peut-être le festival de Santa Fe aux Etats-Unis
qu’affectionne tout particulièrement Nathalie Dessay. C’est bien en Europe que
cela se passe encore.
Les chorégies ont
un cahier des charges bien particulier. Il n’y a que six représentations :
deux concerts à soirée unique et deux opéras programmés chacun pour deux
soirées. Des chanteurs peuvent préférer des festivals qui leur offrent plus de
représentations et donc de meilleurs cachets.
Le lieu est immense : plus de huit mille places, exactement huit mille
trois cent dix-huit. Quand on fait chanter des chœurs, quand on recrute des
figurants, il s’agit de plus de cent personnes et tout est à cette échelle
démesurée. Se tromper dans la programmation d’un Opéra, ne pas
remplir le théâtre, c’est mettre en péril l’avenir des Chorégies et, nul
ne sait, qui comblerait un déficit : car l’autofinancement se monte à plus
de 80%. Un taux qui n’existe nulle part ailleurs ! C’est, sans doute, le
plus grand risque imaginable en matière de spectacle vivant qui se joue
là !
Revenons sur l’an dernier et sur Mireille, qui fût une
déception de fréquentation, fréquentation encore plus basse que nos prévisions
les plus pessimistes. Heureusement, il y eut le succès du concert lyrique pour
remonter les recettes.
Il est donc
impossible de prendre des risques, de présenter des opéras moins connus ?
Il nous faut, chaque année, trouver le juste équilibre qui
garantisse l’identité et la survie des
Chorégies. Il faut donner à voir du nouveau, mais aussi que le public retrouve
du connu, tout cela sans prendre de risque financier : c’est bien la
quadrature du cercle !
Les risques sont donc à limiter et voici comment nous
raisonnons, en connaissant les motivations du public, après une enquête du Cnrs
sur la fréquentation des opéras : ce qui attire le public, ce sont
d’abord, les titres, ensuite les lieux et, enfin, les artistes. Donc, quand on
programme un opéra peu connu, on essaye une distribution avec des artistes que
le public aime. C’est ce que nous avons fait pour Cavalliera Rusticana et
Pagliacci en 2009, en donnant les rôles-titres à Roberto Alagna.
Cependant, on sait très bien que la faveur du Public va à
Verdi et plus précisément encore à Traviata, Aïda et Nabuccho. Deux Verdi cette
année, puis l’an prochain, ce sera un été Puccini avec le retour d’Alagna,
avant de retourner à Wagner et Verdi et, enfin en 2014, ce sera la prise de
rôle d’Alagna dans Samson et Dalila de
St Saëns. Et là, je sais déjà qu’on ne fera pas deux fois huit mille places…
Y a t-il des opéras
qu’on ne peut pas donner devant le Mur ?
Il y a des ouvrages qu‘on dit intimistes et donc pas
destinés à Orange, mais ça ne tient pas comme argument ! Des artistes dont
on dit qu’ils ne sont pas faits pour cette scène, n’ayant pas assez de
puissance, mais ce n’est pas vrai non plus ! Seule la technique
compte : rappelez vous Barbara Hendricks !
Il y a des opéras réputés spectaculaires et donc destinés
à Orange, mais il y a souvent malentendu ! Le caractère d’une œuvre tient
à sa force sur le plan musical et dramaturgique, c’est tout. Aïda, que nous
présentons cette année les 9 et 12 juillet, n‘est pas spectaculaire : à
part la scène du triomphe, l’oeuvre n’est faite que de rencontres de peu de personnages.
Propos recueilli par Anne Simonet-Avril
Paru dans Prosper, le
Magazine culturel, Vaucluse, Avignon, Drôme provençale, Alpilles. N° 26,
juillet, août, septembre 2011.