Chorégies d'Orange 2008: Carmen

Carmen ? C'est l'évidence même, créé en 1875, l'oeuvre s’est pourtant attiré les accusations de facilité et de mauvais goût. D'avance, Bizet y avait répondu : « Quand un tempérament passionné, violent, brutal même, quand un Verdi, dote l'art d'une œuvre vivante et forte, pétrie d'or, de boue, de fiel et de sang n'allons pas lui dire froidement : Mais, cher monsieur, cela manque de goût, ce n'est pas distingué. Distingué ! Est-ce que Michel-Ange, Homère, Dante, Shakespeare, Beethoven, Cervantès et Rabelais sont distingués ? »
Dans la nouvelle de Mérimée (parue en 1847) Carmen est une créature exotique, cousine sauvage de Manon, qui fait basculer le destin de don José « basque et vieux-chrétien » dont elle s'est éprise. Devenue sa romi elle lui reconnaît, selon la loi des calés, le droit de la tuer quand elle refuse de continuer la vie commune. Comme il hésite elle le provoque et, par cette mort volontaire, affirme sa liberté. Pour ce personnage, idéalement incarné par Béatrice Uria-Monzon, fascinant par son étrangeté, par son mépris des convenances, par le défi lancé à l'ordre moral, la mort s'inscrit dans la logique d'un destin choisi, comme Don Juan. Don José n'est pas moins hors la loi : soldat déserteur par passion (cinq ans après la défaite de Sedan, on ne pouvait guère l'absoudre), il joue avec le feu et l'exécution qu'il appelle par son aveu proclamé rétablit l'ordre.
La musique de Carmen, minérale, tonique, colle au texte et à la peau de l'auditeur avec une rare obstination, bien au-delà du piquant des motifs espagnols authentiques ou inventés. Cela tient à l'éloquence des motifs, à la richesse d'une orchestration brillante mais surtout savamment dosée et, plus encore, à l'écriture musicale elle-même qui, sous l'apparente nonchalance d'un accompagnement à la mode italienne, reste toujours soutenue par une pensée contrapuntique. La distance introduite, chez Mérimée, par le ton détaché du narrateur est rendue, dans l'opéra de Bizet, par des épisodes légers ou comiques qui font mieux ressortir les couleurs flamboyantes d’un drame qui n’éclatera qu’à la fin.


Gérard Condé, n°12 mai/juin 2008

Chorégies d'Orange 2008: Faust

Créé en 1859, le Faust de Gounod reste une œuvre méconnue. Méconnue de ceux qui, l'ayant souvent entendue, déclarent en avoir fait le tour, et méconnue de tous ceux qu'ils ont élevés dans cette conviction. C'est ainsi que naissent les idées reçues contre lesquelles il faut régulièrement batailler. Sans doute n'a-t-on plus à démontrer que la terre tourne à ceux qui prétendent, contre l'évidence, que le soleil se lève ; on fait comme si. Mais imaginerait-on de laisser réduire Paris à la tour Eiffel ? Ainsi le Chœur des soldats — cette « Gloire immortelle de nos aïeux » qui dérange les délicats — fait partie de Faust, mais Faust ne se réduit pas à cette page brillante, pas plus que la marche des trompettes d'Aïda n'est représentative d'une partition qui se distingue plutôt par des qualités d'intimité. Par une feinte équité, les rieurs opposent les mérites mieux reconnus de la scène du jardin pour ajouter, avec la même mauvaise foi, que cela ne suffit pas à sauver un ouvrage…
Autre pomme de discorde : que reste-t-il du Faust de Goethe dans le livret de Barbier et Carré ? Les grandes lignes et des emprunts souvent plus textuels qu'on ne le croirait. Mais très peu, naturellement, de ce qui confère à la pièce sa portée philosophique. À l'inverse : que reste-t-il chez Goethe du spectacle de marionnettes qu'il vit à Francfort et dont il s'inspira ? Et peut-on prétendre aussi que Marlowe, ce dramaturge anglais contemporain de Shakespeare, a été plus fidèle à l'original, le Volksbuch de 1587 ? La légende de Faust est du domaine public et il serait aussi téméraire de vouloir mettre en musique le drame de Goethe sans y toucher que de prendre telle quelle la Divine Comédie pour en faire un opéra. Bien d’autres Faust on été écrits après lui, mais celui de Gounod l'a toujours emporté et c'est à son originalité, à sa fraîcheur, à la force tonique de son inspiration qu'il le doit. A la justesse des proportions aussi — la musique n'entrave pas l'action et le drame laisse s'épanouir les fleurs de la partition — comme à la qualité d'une écriture vocale qui ne récuse pas le modèle italien.


Gérard Condé, n°12 mai/juin 2008