Fazil Say, Kwamé Ryan : un concert qui s'annonce brillant

Le concert symphonique donné le 6 août 2010 aux Chorégies d’Orange mettra à l’honneur Tchaïkovski avec le concerto n°1, pour piano et orchestre, en si bémol mineur et la symphonie n°6, en si mineur, dite “ Pathétique “. Elle sera dirigée par Kwamé Ryan, à la tête de l’orchestre Bordeaux-Aquitaine tandis que Fazil Say, au piano, en sera le soliste invité.
À quarante ans (il est né à Ankara en 1970) Fazil Say n’a rien perdu des élans irrépressibles de sa jeunesse ; au contraire, même, il semble plus débridé que jamais, mais avec cette sûreté de contrôle qui lui permet de passer d’un bouillonnant fortissimo à briser les marteaux sur les cordes au pianissimo le plus immatériel, d’un jeu cristallin aux attaques impitoyables, des traits rageurs aux mélodies aériennes. Et comme il joint le geste physique à l’expression musicale, il peut tendre une mains libre, sauter sur son tabouret ou donner à lire sur son visage toute la détresse du monde ou toute la joie.
On se dit, à le regarder, qu’il en fait trop mais, à l’écouter, même quand il dote un concerto de Beethoven d’une cadence de son cru, on n’a pas besoin de se demander s’il est juste : il l’est souverainement.
Consacré, dès 1998, par un enregistrement de sonates de Mozart, il avait frappé par un jeu acéré et vivant, nourri par la vitalité du pianiste de jazz qu’il a toujours été, sans interférences de style cependant sauf dans son adaptation du Rondo alla turca. Un disque Gershwin puis une transcription virtuose du Sacre du printemps, balisent bientôt un univers où prennent place ses propres compositions pour piano et orchestre et les sonates de Beethoven ou de Haydn. Quant au Concerto de Tchaïkovski, gravé en 2001, il le revisite régulièrement, sans doute parce qu’il peut y être tour à tour classique avec un jeu perlé et hyper romantique dans le vaste premier mouvement, tendre dans l’Andantino semplice et exubérant dans l’Allegro con fuoco final.
Mais dans un tel concerto (créé à Boston en 1875 par Hans von Bülow) où l’élément symphonique revêt une si grande importance, le chef d’orchestre est un partenaire essentiel. Fazil Say a besoin de trouver à qui parler et, précisément, Kwamé Ryan, directeur artistique et musical de l'Orchestre National Bordeaux Aquitaine depuis 2007, a mis à profit sa curiosité et sa remarquable capacité d’assimilation pour s’illustrer dans le répertoire lyrique du XXe siècle sur les plus grandes scènes. Quand on a dirigé, Nono, Britten, Pesson ou Eötvös, on n’aborde pas Tchaïkovski avec les mêmes oreilles qu’un chef de répertoire.
Car cette musique, qui suscite toujours autant d’enthousiasme que de haine passionnée, demande autant d’attention et de fraîcheur d’approche que celle de Mozart ou de Schumann. Mais surtout, on l’oublie, loin d’être engluée dans un romantisme obsolète, elle reste très actuelle, tant par son esthétique, qui continue de séduire, donc de parler, que par sa facture. Chostakovitch n'affirmait-il pas que l'audition d'une de ses oeuvres symphoniques était une leçon d'instrumentation ?
On a surtout accusé Tchaïkovski d'avoir échangé son âme russe contre l'académisme occidental en l'opposant à Borodine, aux fulgurances de Moussorgski ou à l'orientalisme Rimski-Korsakov sans se demander si cela avait un rapport direct avec la tradition slave. En réalité, l'affirmation de Tchaïkovski : « Je suis Russe, Russe, Russe jusqu'à la moelle des os ! » n'a jamais été démentie par ses compatriotes ; ce sont les étrangers qui en doutent.
Composée en 1893 et créée à Saint-Pétersbourg sous la direction de Tchaïkovski quelques jours avant sa fin prématurée, la Symphonie pathétique qui sera interprétée en seconde partie de concert ne saurait être réduite à son titre ou à quelque programme secret. André Lischke y a vu une « rétrospective autobiographique […] un requiem pour soi-même résultant d’une prémonition que le compositeur aurait eu de sa fin prochaine ». Mais c’est, plus généralement, à cette succession d’espoirs et de drames dont est tissée l’existence de tout être humain que la symphonie tire son inspiration et bouleverse l’auditeur sans qu’il sache précisément pourquoi. Peut-être simplement parce que la musique est belle, d’une beauté qu’on devine fragile et périssable, donc pathétique.

Gérard Condé, paru dans le n° 25 juillet-août 2010

Cavalleria Rusticana et Pagliacci, que du bonheur !

Le 1er et le 4 août derniers, les Chorégies d’Orange clôturaient leur édition 2009 par deux opéras donnés le même soir, avant de s’envoler vers Balbek, en Syrie, où une collaboration reportée en 2008 avec le festival de la ville, allait enfin être inaugurée avec une représentation de la Traviata.
Cette jolie expression populaire s’applique si bien aux représentations de Cavalleria rusticana de Mascagni et de Pagliacci de Leoncavallo, que je n’y résiste pas. Et pour tant de bonheur, il faut bien des réussites menées de front, tressées ensemble pour ce moment unique.

D’abord, une merveilleuse direction musicale de l’orchestre National de France par un Georges Prêtre, étonnamment jeune; puis une distribution idéale des rôles-titres avec la bouleversante Santuzza de Béatrice Uria-Monzon et l’extraordinaire baryton Coréen, Seng-Hyuon Ko dans le rôle d’Alfio : deux interprètes avec une présence scénique remarquable. La star Roberto Alagna habitait bien son rôle de Turridu, et, comme tout grand séducteur, cherchait et trouvait, parfois, la voie la plus facile… Mais on ne lui en voudra pas : il y a tant de plaisir à se laisser séduire.
La mise en scène utilisait bien tout le plateau, certes au prix de marches forcées pour Santuzza et avec quelques processions ecclésiastiques un peu kitsch en fond de scène, mais finalement cette évocation de la Sicile en noir et gris fonctionnait bien, avec des chœurs qui savaient bouger et occuper cet espace gigantesque.
Ce fût bien difficile de se reprendre, de faire abstraction de ses émotions, d’ oublier ce bonheur, en un mot de faire place nette, pour entrer dans Pagliacci. Est-ce une bonne idée de donner les deux opéras en une seule soirée ? Pas sûr…
En tout cas, ce fût étonnant de découvrir un espace presque intime, de voir se construire un petit cirque sous nos yeux exactement comme le font les circassiens avant chaque représentation. Le parti pris des costumes : couleurs acidulées et jupes en corolles des années cinquante pour des chœurs créant et défaisant un deuxième cercle autour de la piste était bienvenu. Toujours extraordinaire, le baryton coréen ( finalement la révélation de la soirée !) clown tout de noir vêtu ! Le duo Roberto Alagna, Inva Mula m’a paru moins bien accordé que celui du premier opéra et la voix du ténor parfois un peu métallique. Le drame pourtant court m’a cependant semblé avoir quelques longueurs… Ou était-ce la fatigue et la difficulté de se concentrer ? Il me reste néanmoins de belles images du désespoir d’un Alagna grimé en clown blanc.
Et puis j’ai flotté dans le bonheur cette nuit-là et tout le jour suivant ; ça chantait, tout seul, dans ma tête. Que du bonheur !

Anne Simonet-Avril, paru dans le numéro 20 septembre-octobre 2009.
De gauche à droite : Florian Laconi, Anne-Catherine Gillet, Raymond Duffaut, Inva Mulla, Georges Prêtre, Rosalie Varda, Roberto Alagna, Béatrice Uria-Monzon, Jean-Claude Auvray, Janine Reiss, Seng-Hyoun Ko.